Peut-on anesthésier les animaux domestiques sur un lieu de tournage ?

Peut-on anesthésier les animaux domestiques sur un lieu de tournage ? Ethique et responsabilités des vétérinaires

Par Corinne Lesaine, 10 juin 2022, La Semaine Vétérinaire N° 1948

Un tournage de film s’annonce près de chez vous et la production vous demande de venir réaliser une tranquillisation ou l’anesthésie d’un chien, d’un cheval sur le lieu du tournage. En tant que vétérinaire, êtes-vous en droit de réaliser un tel acte ? Risques, réglementation et responsabilité : décryptage.

Un scénario au poil qui nécessite la présence d’un vétérinaire

Venir réaliser un acte d’anesthésie d’un chien sur le plateau d’un tournage d’un film près de chez vous, vous en aviez rêvé ! Les scènes sont bien décrites dans le scénario et votre rôle est clair : obtenir l’immobilisation du chien sur une flaque de «sang » sans bouger et ne pas salir le sol de traces de pattes rouges un peu partout. Vous êtes curieux et vous vous dites pourquoi pas, rien de plus simple à faire, il s’agit d’un geste technique que vous maîtrisez au quotidien dans votre activité de praticien.

Imaginez désormais les conditions du tournage : pas moins d’une vingtaine de prises sur une durée inconnue, en soirée dans la pénombre, un seul et même chien sans doublure, tout le « brouhaha » d’une équipe autour, la danse des caméras travelling près du nez du chien…Pour l’équipe de tournage, il va de soi que la solution la plus simple et la plus rapide est d’anesthésier le chien acteur. Il pourra dormir ainsi paisiblement le temps de la scène…tel un objet dans le décor.

Cette situation est inspirée d’un fait réel comme en témoigne Manuel Thomas, éducateur et dirigeant de la Cie DogTrainer, compagnie de spectacle vivant et dont la spécificité est de proposer des techniques de dressage positives pour le cinéma compatibles aux règles de bien-être animal.

« C’est quasiment systématique, lorsque les producteurs nous appellent pour tourner une scène d’un chien mort on nous parle d’anesthésie, mais c’est une option que nous n’envisageons pas. Nous devons alors convaincre la production qu’il nous est possible d’obtenir un résultat tout à fait plausible avec un chien entrainé qui « joue la comédie ». Il nous arrive ainsi de perdre le contrat face à un dresseur et un vétérinaire qui acceptent l’anesthésie dans un seul objectif de confort et d’optimisation du temps du tournage. Par exemple, pour la scène d’une série dans laquelle le chien doit être égorgé et retrouvé mort dans une flaque de sang, la production cherchait au-préalable un chien pour l’anesthésier. Nos explications n’ont pas convaincu. C’est après leur 1er refus et par acquis de conscience, que nous avons envoyé une vidéo de 4 de nos chiens faisant les morts sans artifices. A la suite de quoi, la production est finalement revenue vers nous pour réaliser ce tournage qui s’est très bien passé ; l’équipe était même surprise du résultat et de la précision du chien. »

Réglementation de protection des animaux de compagnie sur le tournage

Un texte réglementaire applicable en Europe invite les réalisateurs à envisager le respect et le bien-être du chien dans une pareille scène car n’oublions pas que la responsabilité de cette activité leur incombe. Il s’agit de la convention européenne STCE pour la protection des animaux de compagnie de 1987 et ratifiée par la France en 2003. Dans son chapitre II article 7, les principes de base pour le bien-être des animaux sont les suivants : « Aucun animal de compagnie ne doit être dressé d’une façon qui porte préjudice à sa santé et à son bien-être, notamment en le forçant à dépasser ses capacités ou sa force naturelles ou en utilisant des moyens artificiels qui provoquent des blessures ou d’inutiles douleurs, souffrances ou angoisses ». L’article 9 précise également que « Les animaux de compagnie ne peuvent être utilisés dans la publicité, les spectacles, expositions, compétitions ou manifestations semblables, à moins que :

  • l’organisateur n’ait créé les conditions nécessaires pour que ces animaux soient traités conformément aux exigences de l’article 4, paragraphe 2, et que leur santé et leur bien-être ne soient pas mis en danger ;

  • aucune substance ne doit être administrée à un animal de compagnie, aucun traitement lui être appliqué, ni aucun procédé utilisé, afin d’accroître ou de diminuer le niveau naturel de ses performances : au cours de compétitions ou à tout autre moment, si cela peut constituer un risque pour la santé et le bien-être de cet animal ».

Peut-on donc garantir qu’un acte de tranquillisation ou d’anesthésie ne puisse nuire à la santé ou au bien-être de l’animal de compagnie ? Probablement pas au vu de ce texte réglementaire, car en effet :

  1. pour pouvoir considérer le bien-être du chien sur le lieu du tournage, le chien doit avoir conservé sa faculté de s’exprimer, afin de faciliter la reconnaissance des signaux révélateurs de son anxiété, de sa peur ou sa crainte à l’égard de la situation, des personnes ou de l’environnement. Il doit avoir la possibilité de se soustraire à une situation inconfortable, désagréable ou dangereuse pour lui, avoir le choix et collaborer de son propre chef, conserver en quelque sorte « sa volonté d’agir » ;

  2. l’anesthésie d’un animal de compagnie ne doit être réalisée que dans son propre intérêt (art. 10) car elle présente toujours un risque et nécessite un contrôle intégral par un vétérinaire à ses côtés.

L’anesthésie sur un lieu de tournage n’est donc, dans ce cas pas compatible avec la réglementation puisqu’elle met l’animal « hors de nuire » sans raison.

Anesthésie à des fins de divertissement, que dit la déontologie vétérinaire ?

Au-delà du fait qu’elle empêche le chien d’exprimer son comportement naturel, une anesthésie présente des risques pour sa santé. Elle ne peut être qu’une solution de dernier recours, lorsque l’animal est exposé à un danger ou expose les autres au danger.

Il faut considérer que l’anesthésie a toujours une incidence sur l’organisme de l’animal, elle est une source de stress physique et parfois psychologique, d’autant plus si sa récupération ne se fait pas correctement. La tranquillisation légère est fortement déconseillée car les tranquillisants désinhibent très souvent l’animal ; celui-ci peut alors devenir réactif et agressif sans émettre de signaux d’alertes. Il présente donc un risque pour les manipulateurs et les personnes qui les entourent.

La Dr-vétérinaire Estelle Prietz, en charge de la Commission Protection Animale du CNOV rappelle que plusieurs articles du Code de Déontologie définissent le positionnement éthique attendu du vétérinaire et ses obligations morales vis-à-vis de l’animal dans le cadre de son exercice professionnel, d’autant que le vétérinaire est le garant du bien-être animal aux yeux du public : « il est indiqué dans les devoirs généraux du vétérinaire à l’article R 242-33 alinéa VIII qu’il « respecte les animaux » et à l’alinéa XVIII « il ne peut privilégier son intérêt par rapport à (…) celui des animaux qu’il traite ». Ses décisions doivent donc toujours être prises dans l’intérêt de l’animal. Il appartient au vétérinaire d’exercer en respectant les principes de son éthique professionnelle et cela en toute indépendance. Pour ce qui est des anesthésies, il est scientifiquement prouvé qu’elles comportent un risque et qu’il n’est pas justifié de faire courir ce risque à un animal juste pour les besoins d’un tournage de film ». 

Vers des guides de bonnes pratiques

En collaboration avec les vétérinaires l’American Humane (AH) a édité un guide pour certifier des tournages de films sans souffrance animale « No Animals Were Harmed (1) ». Dans son édition de 2021, une position très claire est prise à l’encontre de l’anesthésie : « Aucun médicament, y compris les anesthésiques, les sédatifs et les laxatifs chimiques, ne peut être administré à un animal à des fins de réalisation de films. La pratique de bloquer les nerfs d’un animal à des fins de performance est interdite. » De plus, « Les sédatifs induisent des changements de comportement qui rendent les animaux silencieux, calmes et relativement indifférents à leur environnement…Le sédatif le plus courant est l’acépromazine. Un surdosage peut provoquer une sédation excessive, un rythme respiratoire et cardiaque lent, des gencives pâles, une démarche instable, une mauvaise coordination et une incapacité à se tenir debout, et il peut provoquer un effondrement soudain, une perte de conscience, des convulsions et la mort. »

Ainsi, la présence d’un vétérinaire expert est légitime certes, mais pas pour de tels actes, elle permet d’allier savoir-faire en bien-être animal et approche responsable des tournages avec animaux. Au-delà des interventions en urgence pour secourir l’animal, il s’agit de développer une expertise vétérinaire indispensable désormais à la lueur des connaissances et de la réglementation, celle qui permet de conseiller, de proposer des alternatives et de sécuriser en amont la réalisation de tels scénarios

(1) Guidelines « No Animals Were Harmed » de l’American Humane (AH) : https://www.americanhumane.org/app/uploads/2015/08/AH-Full-Guidelines-2021.pdf